Les haras nationaux et le cheval breton au XIXème siècle

"Les haras nationaux sont désormais des « pôles culturels », dont l’une des missions est la sauvegarde des races de chevaux menacées, y compris le breton. Il n’en a pas toujours été ainsi jusqu’au début du XXe siècle. Ils mènent au profit des militaires français une guerre sans merci contre les éleveurs de Bretagne et le fameux «bidet». Une guerre silencieuse, dont l’objectif est de forcer les agriculteurs à faire naître des chevaux «réquisitionnables» par l’armée… 
Chroniques d’une guerre oubliée

Les haras nationaux, créés en 1665 par Colbert sous Louis XIV, sont souvent présentés comme «une institution qui œuvre pour l’amélioration des chevaux du pays ». L’histoire de leur lutte sans merci pour mettre les agriculteurs, éleveurs et naisseurs de chevaux à la botte de l’état français est souvent oubliée.
Les haras nationaux forment désormais une institution au service des éleveurs (transformée en établissement à caractère administratif et fondue dans l’IFCE – Institut français du cheval et de l’équitation – depuis 2010). 
Historiquement, ils ont largement usé de leur pouvoir pour contraindre ceux qu’ils aident aujourd’hui… 
Ce conflit ne cesse qu’avec la fin du rôle militaire et utilitaire du cheval, après la Première Guerre mondiale.


En Bretagne comme dans les Ardennes, en Corse, en pays Basque, dans le Morvan ou encore en Camargue, l’histoire est la même.
De petits chevaux semi-sauvages vivent sur ces terres depuis des siècles, les agriculteurs locaux les emploient (parfois jusque dans les années 1930) « à l’économie ».
Ils attellent ou montent leur cheval pour divers travaux de transport, et le relâchent en pâture sans pouvoir lui apporter de grain ou de foin ni lui fournir d’abri, faute de moyens.
Ces chevaux sont souvent petits, et d’une étonnante rusticité. Ils sont capables de pâturer sur des landes rases et même des ajoncs. Un proverbe populaire ne dit-il pas « cheval d’ajonc, cheval breton » ?


Marc’h Land, un bidet breton
tel qu’il en existait au XIXe siècle
1,48 m de haut, grosse tête et couleur gris truité
 Loin des canons esthétiques,
ce petit cheval possède une incroyable résistance




Recherché pour l’artillerie



Pour son malheur, le bidet breton gagne tout au long du XIXe siècle une excellente réputation de cheval militaire. L’artillerie le recherche à la traction des canons et chariots de ravitaillements. La guerre exige chez ces chevaux des qualités de rusticité et d’endurance, pour rester « en l’état » durant les longues marches. 

Des conquêtes napoléoniennes à la Première Guerre mondiale, en passant par celle de Crimée et les conflits avec la Prusse, les chevaux bretons sont systématiquement enlevés à leurs propriétaires lors de réquisitions.
Leur volonté de survie durant la campagne de Russie (tout comme celle des bidets du Morvan et des anciens chevaux des Ardennes) est devenue proverbiale.


Les juments de Saint-Brieuc
sur une très belle gravure de Lalisse,
réalisée vers 1850

La statistique nationale, établie en 1854, montre sans ambiguïté que le dépôt de remonte de Guingamp fournit les chevaux les plus résistants aux champs de bataille.



Pour les militaires républicains, enlever ces chevaux bretons apporte un double bénéfice : la récupération d’un animal de qualité pour l’armée, et la soumission de son propriétaire, en lui ôtant l’animal qui forme à la fois sa fierté et son moyen de transport. Les cultivateurs trouvent une parade en n’élevant plus que des chevaux de taille inférieure à la norme exigée pour les services de l’armée – de nos jours encore, les chevaux bretons sont petits pour des chevaux de trait, contrairement à leurs voisins les Percherons (des normands).



Les officiers s’alarment de « l’effroyable dégénération dans la taille et la force des juments ». Les réquisitions forcées enlevant toutes les juments capables de porter un soldat, le cultivateur en vient à ne plus vouloir se servir que de « petites juments défectueuses », qu’il est sûr de garder, observe l’officier des haras nationaux Ephrel Houël dans son Traité complet de l’élevage du cheval en Bretagne.
Henri VIII d’Angleterre, confronté à son époque au même problème que les haras français, avait ordonné l’abattage de tous les chevaux ne dépassant pas une certaine taille… Houël d’en conclure : «c’est de son règne que date la grande supériorité des chevaux anglais sur le reste de l’Europe»…



La «solution» d’Ephrel Houël n’est jamais mise en place, pour la simple et bonne raison qu’elle aurait entraîné un mouvement de révolte immédiat. La guerre contre l’éleveur breton et son petit cheval restera silencieuse, mais néanmoins acharnée…



Le jugement de valeurs national




Non contents de ruiner les agriculteurs bretons par leurs réquisitions, les officiers des haras et hauts-gradés de l’armée ne cessent d’imposer leurs standards et leurs canons de beauté, de critiquer les méthodes d’élevage et les traditions qui les accompagnent.
Ils souhaitent de grands chevaux légers, « distingués », mais assez rustiques pour survivre aux différentes campagnes militaires. Ils veulent des éleveurs qui appliquent science de l’élevage et des soins au quotidien, pour le seul profit de l’état français. Cette obsession est manifeste tout au long du XIXe siècle :



Les chevaux du Finistère nord 
figurent parmi les plus proches des trait bretons actuels
Ceux des monts d’Arrée, au contraire, sont de fins bidets




















… La Bretagne est peut-être maintenant le seul pays où l’usage des grandes routes et des voitures n’ait pas remplacé les anciens usages du chemin de traverse et du cheval de voyage; mais dans dix ans d’ici la Bretagne sera aussi avancée sous ce rapport que le reste de la France. À cette époque, le cheval de Briec aura disparu ; ce sera à regretter peut-être, car c’est un bon et vigoureux petit cheval, mais les dons que nous fait la civilisation sont souvent achetés au prix d’usages et d’habitudes regrettables. […]



Les chevaux étaient un des commerces les plus importants de la Bretagne. Soit que cette cause contribue au goût que les Bretons ont pour cet animal, soit que ce peuple le doive à ses anciennes habitudes guerrières, toujours est-il que les Bretons ont, comme les Anglais, l’amour inné du cheval. 

Mais depuis que la classe riche s’est éloignée des travaux champêtres, depuis que l’élevage du cheval, comme la culture des terres et le soin du bétail, est devenue le partage exclusif des gens pauvres et peu éclairés, ce goût, cet amour, sont dégénérés en préjugés, ou habitudes routinières. Ici c’est un pèlerinage à saint Eloi, patron des maréchaux; là une course à cheval, à certain jour de l’année, autour d’une fontaine bénie, pour les préserver de tout accident; plus loin, si un cheval est attaqué de coliques, il faudra l’aller promener sur le territoire de la paroisse voisine, etc., etc. Du reste, ignorance profonde des principes d’amélioration et des soins hygiéniques. Sous ce rapport, la Bretagne n’est pas plus avancée qu’il y a deux siècles […]. Ephrem Houël dans le Journal d’agriculture` pratique et de jardinage, Maison rustique, 1841, p. 303


Le cheval Breton vit sur tous les points de la France où il est assez généralement apprécié, et très-peu de personnes veulent bien se rappeler qu’en aucun pays de France l’espèce n’est susceptible de s’améliorer plus vite, de se transformer plus utilement […] Un trait de sa nature, c’est d’être très-malléable, de se plier sans beaucoup de résistance aux grandes influences extérieures auxquelles on le soumet. En Bretagne, ces influences, qui sont très-diverses, le font ou distingué et petit, ou corpulent et commun […] Journal d’agriculture pratique, Maison rustique, 181, p. 29


Philippe Lacombe y voit une volonté «de nationaliser et de civiliser l’animal tout comme les hommes», en stigmatisant sans cesse éleveurs et animaux. 
Le bidet breton, dont les officiels des haras ne cessent d’accuser l’esthétique tout en louant l’incroyable résistance, devient pour eux l’incarnation de la «gaucherie paysanne». 
Pour reprendre une observation de l’elficologue Pierre Dubois, l’administration des haras nationaux envoie des délégués aux «affaires indiennes», ou plutôt aux «affaires bretonnes», pour enseigner «la bonne manière» d’élever des chevaux. Dans un pays où il s’en élève pourtant avec succès et gloire depuis la plus haute Antiquité… 


L’Anglo-breton est issu des croisements
préconisés par les haras nationaux pour rendre les chevaux
plus aptes à servir dans la cavalerie.
Ou l’alliance du «lord anglais» et de la «vilaine paysanne»…

Durant la seconde moitié du XIXe, à l’«arabomanie» française (l’engouement pour le cheval arabe) succède l’anglomanie, une vague d’adoration pour le cheval de race Pur-sang anglais.

Ce cheval de course est paré de toutes les qualités, en premier lieu desquelles cette fameuse «distinction». Et bien qu’il ne fasse pas une bonne monture pour l’armée en raison de son manque de résistance, il est mis à toutes les sauces pour remonter la cavalerie française.
Le cheval arabe pouvait difficilement atteindre la Bretagne, mais tout est fait pour forcer les éleveurs à croiser leurs vilaines petites juments aux lords anglais venus de l’autre côté de la Manche, afin d’obtenir de belles montures de cavalerie… A Corlay, une expérience de croisement sous la houlette des haras mène à la création de la race locale du même nom.

Dans le même temps, de nombreuses variétés de chevaux de Bretagne disparaissent dans l’indifférence générale de ces officiels, ou avec leur bénédiction :

- Adieu le petit cheval d’Ouessant (Kezek bihan Enez-Eussaf), dont Jean Ogée louait l’élégance.

- Adieu le Barbâtre de Vendée et d’Yeu non loin, adieu le «bidet rouge de Saint Thégonnec».

- Et toutes les anciennes variétés locales de la race bretonne : le bidet de Saint-Brieuc, la race de Léon, la race du Conquet ou encore le bidet de Briec, le plus fameux de tous, connu sous les noms de bidet des Monts d’Arrée et de bidet de Cornouaille.



Si leur disparition ne peut être entièrement liée à l’action des haras nationaux, la modernisation de la Bretagne, qui a signé la fin des bidets au profit du cheval de trait Breton tel que nous le connaissons, provient en partie de cette lutte incessante contre les traditions paysannes… et des réquisitions de l’armée.
L’élevage du trait et du postier bretons, réellement démarré à la fin du XIXe, assure la prospérité de la Bretagne et une belle revanche jusqu’à la fin des années 1930.
Mais ceci est une autre histoire."

Amélie Tsaag Valren




Sources
Statistique de la France publiée par le Ministre de l’agriculture, du commerce et des travaux publics – Résultats généraux de l’enquête de 1862. J. A. Barral, Journal d’agriculture pratique, vol. 1, Librairie agricole de la maison rustique, 1859, p. 101 Ephrem Houël, Traité complet de l’élevage du cheval en Bretagne, 1842} Philippe Lacombe, «Corps, cultures et techniques : entre tradition et modernité », dans Corps et sociétés, L’Harmattan, 2001, p. 32-33P. Hervé, «Chevaux de Bretagne » dans Skol Vreizh n°6, 1986, p. 6 Jean Ogée, Dictionnaire historique et géographique de la province de` Bretagne, A. Marteville, Molliex, 1843, p. 390


Article 7seizh.info
Les haras nationaux et le cheval breton au XIX siècle
2013-09-09 Amélie Tsaag Valren